samedi 19 novembre 2011

En regardant KTO La foi prise au mot : Edmond Michelet

Cette émission, animée par Régis Burnet  a été diffusée une première fois sur KTO dimanche 13 novembre 2011 à 20h40. Les invités en étaient Yves-Marie Hilaire, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université Charles-de-Gaulle Lille-III, et Nicolas Risso, curé d’Objat du diocèse de Tulle en Corrèze.
Cette série d’émissions, souvent passionnantes, requiert une analyse en profondeur de la foi à l’épreuve de la vie.
Dans le cas d’Edmond Michelet, personne ne viendra contester la foi profonde qu’il a professée tout au long de sa vie. Que ce soit dans sa jeunesse, avant la seconde guerre mondiale et pendant celle-ci, Edmond Michelet a été un homme de foi et l’a vécue au contact des réalités, et quelles réalités quand il s’agit de Dachau. Il ne l’a pas vécue de manière abstraite et éthérée. La partie de l’émission consacrée à cette période de la vie  d’Edmond Michelet rend bien compte de cette façon de vivre sa foi.
De fin 1945 à 1970, année de sa mort, Edmond Michelet a été un homme politique et a exercé des responsabilités importantes, en particulier en tant que ministre de la Justice entre janvier 1959 et fin août 1961. Deux minutes de l’émission sur cinquante-deux minutes ont été consacrées à cette responsabilité capitale dans sa vie d’homme politique. C’est bien peu. Un chrétien, ministre de la Justice dans une période troublée, candidat à la béatification, voilà qui mérite un développement approfondi.
Edmond Michelet a-t-il vécu héroïquement à la tête de son ministère les vertus chrétiennes théologales - Foi, Espérance et Charité - et cardinales - Prudence, Tempérance, Force et Justice ?  
L’émission n’a pas abordé ce sujet; elle est passée à côté de la question principale autour de la possible béatification d’Edmond Michelet. Car enfin, si un jour Edmond Michelet est béatifié, c’est l’homme politique dans ses actes en tant que responsable politique, autant et même plus que le personnage privé, qui le sera ou qui sera perçu comme béatifié. Les chrétiens de 2020 ou 2030 ayant connu personnellement Edmond Michelet et ses vertus familiales et privées ne seront plus légion. D’ailleurs, quatre causes de béatification d’hommes politiques ont été ouvertes ces dernières années - Yves-Marie Hilaire l’a rappelé : celles d’Edmond Michelet, de Robert Schuman, d’Alcide de Gasperi et de Giorgio La Pira, tous démocrates chrétiens. Ce n’est pas un hasard. La dimension de l’homme politique est essentielle dans ces causes.

Le rétablissement de la peine de mort pour crimes politiques, les pressions exercées sur Antonin Besson pour qu’il requière la peine de mort contre les généraux Challe et Zeller, sa fureur après le réquisitoire et le verdict indulgent du tribunal, son silence lors des disparitions de centaines d’européens en Algérie et du massacre de dizaines de milliers de harkis, cela ne valait-il pas quelques minutes de cette émission ? 


Quelques remarques sur le cours de cette émission

• A propos du père d’Edmond Michelet
Celui-ci était proche du Sillon de Marc Sangnier. Régis Burnet demande que l’on rappelle ce qu’était le Sillon.
Nicolas Risso : « C’est le catholicisme de Léon XIII qui essaie de s’exprimer dans une dimension de jeunesse, de créer une sorte de mouvement populaire ; c’est un catholicisme social et démocrate avec de fortes implications politiques et un choix de la République, par exemple, qui est très présent chez Marc Sangnier. »  
Aucune allusion à la condamnation du Sillon par Pie X le 25 août 1910 : « .. Quand on songe à tout ce qu'il a fallu de forces, de sciences, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des pères et des docteurs de l'Eglise et le dévouement de tous les héros de la charité et une puissante hiérarchie née du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie et l'Esprit de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme, quand on songe à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s'acharner à faire mieux avec la mise en commun d'un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu'est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique où l'on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d'amour, d'égalité et d'exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise... oui vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme l'œil fixé sur une chimère... »

• A propos de l’éloignement de Michelet de l’Action Française
Nicolas Risso : « Il s’est dit très tôt que l’intégralisme de Maurras ne colle pas avec ce qu’il découvre du monde et ce que sa foi murmure à l’oreille de son cœur ».
En oubliant « l’oreille de son cœur », on peut rappeler qu’Edmond Michelet est resté membre de l’Action française jusqu’à l’édiction des sanctions canoniques par Pie XI le 8 mars 1927. Il a renouvelé sa cotisation le 24 janvier 1927, la condamnation de l’Action française étant intervenue le 29 décembre 1926. Le « très tôt » demande à être précisé.

• Sur la résistance
Yves-Marie Hilaire : « Sa résistance était d’abord une résistance au nazisme fondamentalement car il dira : "ma position était plus religieuse que politique", car le nazisme était quelque chose d’inadmissible. »
La phrase complète d’Edmond Michelet est la suivante :
« Ma position était, en quelque sorte, plus religieuse que politique : Je me refusais à l’installation d’une civilisation, disons aujourd’hui pire que l’Islam ; nous étions en présence d’un nouveau Mahomet qui, à mes yeux, indiscutablement, voulait réduire à néant tout l’apport de la civilisation chrétienne ». in Edmond Michelet, La querelle de la fidélité, p.45, Fayard, 1971.

• Au sujet des années 1950-58
Yves-Marie Hilaire : « Il est aussi un conseiller très écouté de de Gaulle. Il est un conseiller qui va souvent faire réfléchir de Gaulle sur un certain nombre de questions :
-   Comment arriver au pouvoir ; il y a une lettre de 1951 à ce sujet
- Comment juger les relations internationales en ce qui concerne le problème de la décolonisation.
Il y a chez lui une capacité d’homme d’Etat qui se dessine très nettement pendant cette période. »
La lettre de 1951 est certainement d’un grand intérêt, à mettre en regard de la position ultérieure d’Edmond Michelet qui, le 24 juin 1953, se confie à Louis Terrenoire : « Je suis entré au RPF en 1947 pour m’opposer  à ceux qui parlaient de coup de force (NdR les communistes) et je veux y militer de plus en plus, en 1953, pour réaliser le  coup de force ».
Quant à Edmond Michelet conseiller très écouté de de Gaulle : informateur, oui ; intermédiaire, oui ; conseiller très écouté, c’est douteux.

• Son passage au ministère de la Justice
Yves-Marie Hilaire : « Alors quand il arrive comme ministre de la Justice, de Gaulle lui confie un poste très important, car il s’agit non pas de s’occuper tellement de la justice ; là, il a un chef (NdR en réalité directeur) de cabinet, André Holleaux, qui est un juriste remarquable et qui va faire son travail à sa place pour une bonne partie - je ne veux pas dire qu’il s’en désintéresse, parce qu’il s’intéresse particulièrement aux prisonniers. Lui qui a été prisonnier, sa grande préoccupation, c’est les prisonniers - et quand il va s’adresser aux magistrats, assez souvent bien sûr, eh bien, il évoque souvent Dachau et la situation dans laquelle il se trouvait à Dachau. Mais s’il continue quand même à suivre la réforme de la justice qu’a initiée Michel Debré qui l’a précédé, il est là aussi pour travailler sur la paix en Algérie. Il est aidé en particulier par Joseph Rovan qui a été avec lui justement à Dachau et il est aidé aussi par de jeunes énarques qui s’appellent Michel Rocard et Simone Veil qui iront enquêter en Algérie. Car il s’agit d’enquêtes et il s’agit aussi de négociations discrètes avec l’adversaire. Alors, évidemment, cette activité du ministère ne plaît pas à Michel Debré qui est le Premier ministre à ce moment-là. Son expérience ministérielle s’arrête le 24 août 1961, en pleine crise avec l’O.A.S qui s’est constituée pendant l’hiver 1961 (NdR en réalité 1960). »

Voilà ce qui a été dit sur Edmond Michelet, ministre de la Justice. Nicolas Risso n’est pas intervenu sur ce sujet. Rien sur l’ordonnance rétablissant la peine de mort pour crimes politiques ; rien sur l’abolition de l’inamovibilité des magistrats du siège, sur la durée de garde à vue portée à 15 jours, etc.
Quelques remarques ponctuelles sur l’intervention d’Yves-Marie Hilaire : Michel Rocard n’a pas été envoyé par Michelet en Algérie. C’est de son propre chef, énarque, fin 1958 avant qu’Edmond Michelet ne soit ministre de la Justice, qu’il a mené une enquête sur les villages de regroupement en Algérie et qu’il a rédigé un rapport s’y rapportant. Un exemplaire de ce rapport confidentiel a atterri chez Gaston Gosselin, du cabinet d’Edmond Michelet, lequel l’a communiqué à Pierre Viansson-Ponté du journal Le Monde qui en a publié des extraits en avril 1959 sans l’autorisation de Michel Rocard. Quant à Simone Veil, si elle n’est pas énarque, elle a bien été envoyée par Edmond Michelet en Algérie pour enquêter dans les prisons avec pour conséquence le transfert d’un certain nombre de détenus F.L.N. en métropole.
En août 1961, l’O.A.S. est encore en construction. De quelle crise s’agit-il ? On ne voit pas.


sur Edmond Michelet
Nicolas Risso : « C’est un homme plein de finesse et qui sait très bien voir les enjeux d’un avenir. » ( ?) … « Je trouve que de plus en plus il me fait penser au cardinal Newman avec une capacité de regarder les situations de l’intérieur (?) et une absolue confiance que Dieu est le maître de l’histoire ».


Béatifier Edmond Michelet ?

Régis Burnet : « Pour quoi pourrait-on béatifier Edmond Michelet ? »

Yves-Marie Hilaire : «  C’est un personnage tout à fait exceptionnel et le personnage qui a mené justement une vie politique exemplaire même s’il y a pu avoir quelques contestations à propos de la guerre d’Algérie mais qui ne sont pas vraiment liées à son action pour l’essentiel et on peut considérer que Michelet est un personnage qui dans tous les domaines, la variété des domaines, la famille, les amis, les enfants, les petits enfants - il y a sept enfants et quarante-quatre petits-enfants ; il s’est occupé d’eux de façon étonnante, enfin, il était très présent auprès d’eux. Bon, d’autre part, il y a tout ce qu’il a fait sur le plan international avec les organisations américaines ; il y en a une autre, l’organisation de Otto de Habsbourg, le C.E.D.I., le Centre Européen de Documentation et d’Information, qui a joué un rôle important dans la construction de l’Europe gaullienne, en quelque sorte. Il y a là une série d’initiatives ; il y a aussi ses liens avec Taizé. Il a été très proche de frère Schutz de Taizé. Il y a aussi l’homme des pèlerinages, un personnage qui toute sa vie a été en pèlerinage. Il a été combien de fois à Rocamadour ? Chaque année, avec sa famille ; ensuite, il y a eu le pèlerinage de Lourdes, très fréquent. Il y a le pèlerinage à Fatima. Il y a une série de voyages-pèlerinages à Rome, notamment dans les années soixante. »


Nicolas Risso : « J’ai envie de faire une réponse - peut-être un peu décalée - à celle d’Yves-Marie qui est très juste, j’ai envie de répondre avec presque l’apostrophe de Primo Levi : parce que c’était un homme et que, finalement, la sainteté c’est d’accomplir son humanité.
Et on disait qu’il avait été aux Etats-Unis, et il ne fait pas partie des "heroes", c’est-à-dire c’est pas Superman ni Batman.

Régis Burnet : « C’est un juste parmi les nations. »

Nicolas Risso : «Mais pas avec le sens de surhomme, c’est parce que ça a été un homme et je trouve que s’il est juste parmi les nations, justement, un peu, pour reprendre un peu le vocabulaire d’Emmanuel Levinas, c’est un homme qui a su voir dans le visage d’un autre le visage de Dieu, le visage du frère et donc l’agir, l’agir, doit être celui-là.»

Régis Burnet : « Peut-on faire de la politique en gardant les mains propres ?»

Nicolas Risso : « Et je trouve que l’activité politique qui est une activité humaine n’échappe pas à la sainteté et que celle-ci n’est pas une simple contemplation du passé mais une plénitude pour aujourd’hui. »…
« Alors je trouve qu’un reproche qu’on peut faire à Michelet, c’est de le traiter d’angélique, au mieux, et de naïf, au pire. Alors que c’est un homme qui a une capacité à regarder les situations dans leur réalité et, quand les gens se conduisent mal, cela le met en pétard et il est très exigeant avec les chrétiens qui ont manqué à leurs devoirs de chrétien et ça c’est un homme qui a une capacité à appréhender le réel et, dans ce réel-là, il sait qu’il y a les forces de l’Esprit qui sont à l’œuvre et il sait très bien aussi qu’elles sont traversées par les forces du mal. »…
« Mais je crois qu’il sait aussi que la réalité c’est d’être traversé par le bien et le mal et que l’appel à la conversion évangélique, c’est que la prédication évangélique puisse traverser toute situation humaine et c’est là-dessus qu’il construit son action politique, pas sur autre chose et il a fait ce choix-là et ça lui permet, comme à Dachau finalement, ça lui permet de faire des traversées. »

Ce qu’a dit Yves-Marie Hilaire sur les "contestations à propos de la guerre d’Algérie".."pas vraiment liées à son action" appelle une question. Une interprétation pourrait être celle-ci : Michelet, ministre de la Justice, étant donné sa faible culture juridique, a été un jouet dans les mains du gouvernement, ou plus exactement du secrétariat général de la présidence de la République, et la série d’ordonnances et de mesures répressives diverses de 1959-60-61 prises aussi bien à l’encontre des nationalistes du F.L.N., dans un premier temps, que des partisans de l’Algérie française, dans un deuxième temps,  lui aurait été ainsi imposée. Est-ce le cas ? Si c’est le cas, cela n’enlève rien à ses responsabilités : il est resté à son poste de ministre de la Justice et ne l’a quitté que parce que le général de Gaulle l’en a démis à la demande de Michel Debré.
Sur les raisons de béatifier Michelet selon Yves-Marie Hilaire, chacun se fera son opinion.
La mienne, exprimée familièrement : cela ne vole pas bien haut et n’est pas bien exaltant, même si ce qui est dit est honorable. 

Sur ce que dit Nicolas Risso, deux remarques :
- pour parler de la sainteté d’Edmond Michelet, il cite Primo Levi et Emmanuel Levinas ; pourquoi pas  mais pourquoi ne pas s’appuyer surtout sur des travaux de théologiens consacrés à "sainteté et politique" ?  
- ses raisons de béatifier Michelet sont sommaires ou fumeuses : « C’était un homme ». « La sainteté c’est d’accomplir son humanité. »
Pourquoi ne pas se référer simplement à ce que dit le Magistère : a-t-il vécu héroïquement les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales ? Charité, Force, Justice, en particulier, dans les années 1960 à 1963.  On verrait alors de nombreuses zones d’ombre apparaître et de nombreuses questions se poser sur les actes d’Edmond Michelet homme public, Les messages antérieurs de ce blog en posent quelques unes.

dimanche 13 novembre 2011

Edmond Michelet : "La peine de mort contre les généraux Challe et Zeller"

Le Haut Tribunal Militaire destiné à juger les généraux Challe et Zeller est institué par une décision du Président de la République du 27 avril 1961 prise en faisant appel à l’article 16 de la Constitution. Le décret déférant les généraux devant cette juridiction exceptionnelle est signé le 20 mai 1961 par le Président de la République (Charles de Gaulle), le Premier ministre (Michel Debré), le Garde des Sceaux (Edmond Michelet) et le ministre des Armées (Pierre Messmer).
Le rapport à M. le Président de la République du Garde des Sceaux, du ministre des Armées  et du Premier Ministre indique « qu’il n’y a lieu de ne retenir les susnommés (les généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller, NdR) que sous la seule et unique acceptation de l’article 99 du code pénal ». C’est donc sous le seul chef d’accusation « d’avoir dirigé et organisé un mouvement insurrectionnel » relevant de l’article 99 du code pénal que les généraux (Salan et Jouhaud absents) sont déférés devant le Haut Tribunal Militaire En vertu de l’ordonnance du 4 juin 1960  qui porte la signature d’Edmond Michelet, ils risquent la peine de mort.
Antonin Besson, nommé par décret du Président de la République procureur général près le Haut Tribunal Militaire, refuse d’utiliser les droits exorbitants qui lui sont conférés par les textes pris par le gouvernement faisant appel à l’article 16. Il aurait, en effet, pu mettre en œuvre une procédure consistant à mettre sous mandat, après un simple interrogatoire  les personnes arrêtées, leur comparution devant le Haut Tribunal Militaire devant avoir lieu à l’expiration d’un délai de huit jours. Il écrit dans son ouvrage "Le Mythe de la Justice" publié en 1973 : «Une telle procédure n’avait pas de précédent, même en temps de guerre où la citation directe ne peut être employée que si la peine de mort n’est pas applicable. »  

Les demandes ministérielles au procureur général Besson avant le procès sont connues par la publication, dans l’ouvrage de Jean-Raymond Tournoux "Jamais dit", des notes rédigées par le procureur général Antonin Besson dans les jours suivant le procès des généraux Challe et Zeller (Antonin Besson rapporte qu’il mit ses notes en lieu sûr, son bureau étant fouillé par des policiers).
Le samedi 27 mai 1961, Le procureur général Antonin Besson est convoqué à une réunion à 17h30 au Ministère de l’Intérieur à laquelle participent MM Frey, ministre de l’Intérieur, Messmer, ministre des Armées et Michelet, Garde des Sceaux. : « Après une très agressive entrée de jeu par M. Michelet sur la question de la salle d’audience ….. M. Messmer me demande, d’un ton doucereux, quelles sont mes intentions en ce qui concerne la peine que je me propose de requérir contre Challe et Zeller. »
Pour le dimanche 28 mai 1961, il note :
« A 9h30, M. Michelet m’appelle au téléphone. Il me demande d’aller à la Chancellerie, le lundi matin à 9h30 pour y rencontrer ses collègues de l’Intérieur et des Armées. Je lui fais part des graves objections que je formule à l’encontre de cette réunion, fixée à quelques heures avant l’ouverture des débats… »
« Vers 12h30, nouveau coup de téléphone de M. Michelet qui m’annonce que la réunion aura lieu à la Chancellerie le soir même, à 19h30. »
« Je suis très inquiet de l’allure que va prendre cet entretien ; je suppose qu’il va se traduire par une aggravation de la pression faite sur moi, la veille, en ce qui concerne les peines à requérir. La réunion envisagée ne me paraît pas avoir d’autre but. Enfin, le ton " affectueux" de M. Michelet, qui m’appelle son "cher procureur général" me laisse la conviction qu’une partie décisive va se jouer ce soir. »…..
« J’arrive, à 19h30, à la Chancellerie où le rendez-vous m’a été donné. Les ministres sont là qui m’attendent et me donnent l’impression de constituer un véritable tribunal de l’Inquisition. La façon dont je serai interrogé me le confirmera car je vais être soumis à des entretiens qui procèdent du lavage de cerveaux. »…


Pierre Messmer réclame pour Challe et Zeller que soit requise la même peine, la peine de mort. « Le code pénal prévoit la mort, et l’on ne voit pas dès lors pourquoi je ne la requerrais pas »…
« M. Michelet relaie M. Messmer dans l’entreprise de désintégration de ma personnalité. »
 Le 30 mai au matin, soit deux jours après la convocation d’Antonin Besson à la Chancellerie et le matin même du premier jour du procès, Edmond Michelet écrit une lettre au procureur général Besson.
Ses principaux extraits ont été publiés dans l’ouvrage de Jean-Raymond Tournoux cité plus haut. Le texte intégral figure dans un autre ouvrage de Jean-Raymond Tournoux "L’Histoire Secrète".
Dans cette longue lettre de cinq pages, Edmond Michelet écrit : « Les articles 90 et 91 combinés, l’article  99  du Code Pénal semblent avoir été exactement conçus pour des situations de cette sorte. » Il s’agit d’articles figurant dans l’ordonnance du 4 juin 1960 cosignée par Edmond Michelet.
Il ajoute : « Le code est formel : il prévoit la peine de mort. On n’aperçoit pas quelles circonstances atténuantes peuvent être découvertes. »


Et, plus loin : « A la lumière du dossier, le crime d’André Zeller a été plus largement prémédité. », et encore : «..si la peine de mort n’est pas réclamée cette fois, il est à escompter, pour tenir compte de la hiérarchie des responsabilités, que les sanctions à envisager ultérieurement devront descendre fort bas dans l’échelle des peines et gêner par conséquent d’une façon considérable l’ensemble de la répression ».
Enfin : « J’ajouterai en terminant que vous avez certainement conscience que si les crimes commis le 21 avril et jours suivants ne sont pas sévèrement châtiés, la porte est ouverte à l’exemple ».

A propos de cette lettre Antonin Besson fait les commentaires suivants :
 « Si la lettre était tendre pour Challe, par contre, elle était rigoureuse pour Zeller contre lequel il était relevé que par ses contacts, ses relations et ses projets, ce général s’était introduit dans les milieux activistes et que ses desseins dérivaient largement sur la politique. Sans doute était-ce vrai! Mais les seuls éléments résultant du dossier et dont je pouvais tenir compte s’appuyaient sur les articles incendiaires qui dataient d’avril 1957[1], ce qui ne l’avait pas empêché de devenir au lendemain du 13 mai 1958 le chef d’état-major des Forces terrestres. Rapprochée de ce qui m’avait été dit le samedi 27 mai, sur le compte de Zeller, cette lettre m’apportait la conviction que seul Zeller serait exécuté dans le cas où les deux accusés seraient condamnés à mort et, a fortiori, si ce dernier devait être le seul à être condamné à la peine de mort. »


Pour être complet, Antonin Besson, dans son ouvrage "Le Mythe de la Justice", qualifie Edmond Michelet "d’homme de grand cœur aux qualités humaines proverbiales" Il ajoute qu’Edmond Michelet l’aurait encouragé à résister aux pressions dont il avait été l’objet lorsqu’il l’avait raccompagné à l’issue de l’entretien à la Chancellerie.
Olivier Dard, dans une communication au colloque des Bernardins de décembre 2010, "Edmond Michelet, un chrétien en politique", pointe la contradiction entre les notes écrites par Antonin Besson quelques jours après le procès et les lignes ci-dessus écrites douze années plus tard. Le procureur général a-t-il oublié de rapporter dans ses notes cet épisode qui n’est pas un détail ? A-t-il voulu atténuer dans son livre la portée de ces notes concernant Edmond Michelet, celui-ci étant décédé (ce qui n’est pas le cas de Pierre Messmer et de Roger Frey au moment de la publication de son ouvrage) ?
Olivier Dard écrit : « On imagine d’ailleurs mal le ministre le raccompagner après le lavage de cerveau qu’il lui aurait fait subir ».
La réaction d’Edmond Michelet au verdict du Haut Tribunal – développée ci-après – est, elle aussi, en pleine contradiction avec un encouragement au procureur Besson à résister aux pressions, sauf à imaginer un Edmond Michelet tenant un discours totalement différent selon ses interlocuteurs.
Le procureur général Besson, finalement, dans son réquisitoire, demande une peine de détention criminelle à perpétuité pour les généraux Challe et Zeller. Le tribunal reconnaît les circonstances atténuantes et les condamne, au titre de l’article 99 du Code pénal à une peine de quinze ans de détention criminelle.
La réaction d’Edmond Michelet à ce verdict est connue grâce à une communication faite par Jean-Michel Valade, professeur chargé du Service éducatif du Centre Edmond Michelet, lors d’une Journée d’études sur la guerre d’Algérie, tenue le 18 janvier 2006, au lycée Cabanis de Brive. Cette communication est intitulée  "Du putsch des généraux, à Alger, en avril 1961, à la prison de Tulle", avec pour sous-titre :"Essai d’utilisation de quelques sources du Centre Michelet".
A propos du verdict du procès des généraux Challe et Zeller, l’auteur écrit : Edmond Michelet, dont les relations avec le Premier ministre se sont dégradées, rédige une nouvelle lettre de démission. Justifiant sa détermination à quitter le gouvernement Debré, le Garde des Sceaux évoque « le détestable réquisitoire du Procureur Général et le scandaleux verdict du Haut Tribunal Militaire » qui sont analysés comme « des conséquences, entre bien d’autres, de l’affaiblissement du civisme chez ceux qui devraient se considérer comme les premiers serviteurs de l’état.»

L’ensemble de ces documents permet de conclure définitivement :
-          qu’Edmond Michelet a exercé une forte pression afin que le procureur Besson requière la peine de mort contre les généraux Challe et Zeller
-          qu’il a été furieux que celui-ci ne requière pas la peine de mort
-          qu’il a estimé scandaleusement clément le verdict rendu par le Haut Tribunal militaire.

Ceci ruine l’interprétation de Nicolas Risso – curé d’Objat dans le diocèse de Tulle – qui, dans une brève recension des actes du colloque des Bernardins de décembre 2010 publiée sur le site officiel de la cause de béatification d’Edmond Michelet, écrit que celui-ci aurait laissé verbalement le procureur Besson libre de requérir une peine selon sa conscience. On comprend la tentative de Nicolas Risso d’adoucir la position d’Edmond Michelet : ces pressions exercées sur Antonin Besson et cette réaction après le verdict cadrent mal avec l’idée que l’on se fait d’un candidat à la béatification.



[1] Il s’agit d’articles publiés dans l’hebdomadaire Carrefour, qui accueillait également les écrits d’Edmond Michelet, articles au demeurant beaucoup plus mesurés que ceux publiés à la même époque par Michel Debré dans  Le Courrier de la Colère.