mardi 31 mai 2016

Edmond Michelet vu par Vincent Auriol

Tout au long de son septennat, de 1947 à 1954, Vincent Auriol a tenu un journal, indispensable pour la compréhension de l’histoire de la Quatrième République. Sous le titre « Journal du Septennat », il a été publié à partir de 1970 sous la direction de Pierre Nora. Le tome correspondant à l’année 1950 n’a été publié qu’en 2003 chez Tallandier qui y a adjoint un CD-Rom contenant l’intégrale du journal. Le délai dans la publication de ce tome est dû à François Mitterrand qui y estimait son rôle sous-estimé.
Sur l’ensemble de la période, on en apprend énormément sur la guerre d’Indochine. En particulier, le récit d’un entretien, le 19 août 1952, avec le général Salan, alors commandant-en chef, est très éclairant. De même les entretiens avec Bao Dai des 4 septembre 1952 à Muret et 10 octobre 1952 à l’Elysée. Vincent Auriol, contrairement aux idées répandues sur les présidents de la  Quatrième République, "n’inaugure pas les chrysanthèmes". Il a un rôle politique d’importance, bien que peu apparent à l’époque.
Edmond Michelet est cité dans le journal :
-           le 13 novembre 1947, à propos de son exclusion du MRP,
-        le 8 décembre 1947, à propos de l’entrevue – sans résultat – entre Georges Bidault et Charles de Gaulle, organisée par Edmond Michelet
-          le 28 avril 1950, à propos d’un voyage de Michelet à Munich, à la tête d’une délégation d’anciens déportés de Dachau,
-      le 24 juin 1950, lors d’un entretien de Vincent Auriol avec François Mitterrand alors que le gouvernement Bidault vient d’être renversé,
-      le 25 juin 1950, lors d’un entretien de Vincent Auriol avec Edmond Michelet et Louis Terrenoire dans le contexte de la crise ministérielle à résoudre,
-           le 4 juillet 1950, lors de la chute du gouvernement Queuille,
-       le 13 juin 1951, lors d’un entretien avec Henri Queuille qui prédit l’échec de Michelet en Corrèze aux élections du 17 juin 1951 (ce qui sera le cas).
Les deux citations les plus intéressantes, traduisant l’appréciation que porte Vincent Auriol sur Edmond Michelet, sont celles du 25 juin 1950 et du 4 juillet 1950.

25 juin 1950
Vincent Auriol reçoit Edmond Michelet, député de la Corrèze, et Louis Terrenoire, député de l’Orne, qui appartiennent tous deux au Rassemblement du Peuple Français (RPF) gaulliste. Edmond Michelet en est même membre du conseil de direction.
Le contexte est le suivant : Le gouvernement Bidault, en place depuis le 28 octobre 1949, a été renversé le 24 juin sur une question de reclassement des fonctionnaires. Michelet et Terrenoire font partie de ceux qui ont refusé la confiance au cabinet Bidault. Pour désigner le prochain président du Conseil, les 24 et 25 juin, Vincent Auriol "consulte" très largement. Il reçoit Edouard Herriot, président de la Chambre des députés, Gaston Monerville, président du Sénat, Jacques Duclos et André Marty (PCF), Maurice Schumann (MRP), Charles Lussy (SFIO), François Mitterrand et Edouard Bonnefous (UDSR), François Delcos et Henri Borgeaud (radicaux), Edouard Daladier, François de Menthon (MRP), Joseph Laniel (PRL), Robert Schuman (MRP), Emmanuel Temple (indépendant), René Capitant (RPF), Léopold Senghor et Emmanuel d’Astier de la Vigerie (crypto communiste).
Enfin, il reçoit Edmond Michelet et Louis Terrenoire.

Voici le compte rendu intégral de l’entretien, tel que rapporté par Vincent Auriol :
« Ils me disent tout d’abord qu’il faut soutenir un gouvernement pour aller devant les électeurs afin de retrouver la majorité et la stabilité, et en second lieu, nous ne voulons pas, disent-ils, être considérés comme des pestiférés. Je lui dis que je demanderai au prochain président du Conseil de convoquer Michelet, et finalement il avoue que ce n’est pas lui mais le RPF qu’il ne faut pas considérer comme pestiféré. Je lui dis alors que ce sont là des divagations, car il n’y avait qu’à me le dire plus tôt, je ne l’aurais pas convoqué. J’ai en effet vu Capitant qui m’a déclaré tout net, lui, qu’il ne voulait en aucune façon faire partie d’une majorité quelconque sous ce régime et qu’il faut par conséquent le modifier.
Ce n’est pas le gouvernement qui vous considère comme pestiféré, mais vous autres qui considérez tout gouvernement actuel comme pestiféré. Ils font auprès du RPF le même office que d’Astier fait auprès du parti communiste.
Je leur ai demandé s’ils voulaient que le gouvernement aille devant les électeurs avec le scrutin actuel ; ils m’ont dit qu’il fallait une réforme électorale ; je leur ai expliqué qu’elle ne pouvait pas être faite maintenant et qu’il fallait attendre au mois de juin ou octobre prochains pour aller devant les électeurs avec une nouvelle loi électorale ; mais au fond, comme ils n’ont aucune importance, je n’ai pas insisté, sauf que je les ai reçus froidement, surtout Michelet qui a eu le toupet de venir après tout ce qu’il a fait contre la maison, contre mon fils, contre le général Grossin, contre Kosciusko, à tel point que quand il est arrivé, la maison était vide, personne n’a voulu le rencontrer; ils sont d’ailleurs venus à la place de Furaud que j’avais d’ailleurs convoqué, car eux, je ne les avais pas convoqués, et je n’aurais jamais convoqué Michelet.»

Vincent Auriol n’apprécie pas la venue de Michelet pour deux raisons :
      1) Il croyait avoir un entretien avec les députés Edmond Michelet et Louis Terrenoire, venus d’ailleurs à la place de Jacques Furaud, président du groupe des Républicains populaires indépendants à l’assemblée, une dissidence gaulliste du MRP. Or ceux-ci, membres à l’Assemblée du groupe présidé par Jacques Furaud, appartiennent au RPF et se présentent comme représentants du RPF qu’Auriol a reçu en la personne de René Capitant, lequel refuse de voter la confiance à quelque cabinet que ce soit. Vincent Auriol a donc le sentiment d’avoir perdu son temps en les recevant. Il ne se prive pas de leur dire que ce ne sont pas eux les pestiférés mais que ce sont eux qui considèrent tout cabinet comme pestiféré. Les gaullistes, et en tête le général de Gaulle, depuis 1947, sont en effet dans une opposition agressive et/ou méprisante à tous les cabinets qui se sont succédé : Ramadier, Schuman, Marie, Schuman, Queuille, Bidault.
      2) Michelet a été, jusqu’au 3 mai 1950, président de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur "l’affaire des généraux".
Qu’est "l’affaire des généraux" ?
Le général Georges Revers (1891-1974), chef d’état-major général de l’armée de terre, avait été envoyé par le gouvernement en mission d’inspection en Indochine en mai 1949. A l’issue de laquelle, il avait rédigé un rapport ultra-secret préconisant, entre autres, le retrait des troupes françaises stationnées dans des postes le long de la route coloniale n°4 (Lang Son, That Khé, Dong Khé Cao Bang) et le renforcement des défenses dans le delta du fleuve Rouge.  Or ce rapport est divulgué rapidement et le Vietminh en a connaissance.
Le 18 septembre 1949, un pugilat éclate, gare de Lyon à Paris, entre un soldat, ancien d’Indochine, et deux Vietnamiens. Au poste, les policiers constatent que l’un des Vietnamiens, sympathisant du Vietminh, est possesseur d’une copie du rapport Revers. A la suite de perquisitions, de nombreux autres exemplaires du rapport sont trouvés. De fil en aiguille, la police remonte à un certain Roger Peyré, individu peu recommandable, très proche du général Revers et du général Charles Mast (1889-1977). Ce Roger Peyré avait été impliqué dans une campagne destinée à faire de ce dernier – alors directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale – le haut-commissaire en Indochine, en remplacement de Léon Pignon, haut-commissaire en place. Des mouvements de fonds sont mis en évidence, impliquant Roger Peyré, un représentant de Bao Dai en France, M. Hoang Van Co et, mais cela n’a pas été prouvé, les généraux Mast et Revers.
Le scandale éclate. La presse se déchaîne. Gaullistes et communistes attaquent violemment le gouvernement ; une commission d’enquête parlementaire est créée dont le président est Edmond Michelet. Vincent Auriol est directement attaqué : il est question dans le dossier d’un certain Paul. Or, le fils du président Auriol, par ailleurs secrétaire général adjoint de la Présidence, s’appelle Paul. Le général Grossin (1901-1990), chef de la maison militaire du président de la République, se prénomme également Paul. "Paul" se révélera être, en fait, un pseudonyme de Peyré. Kosciusko, cité par Vincent Auriol dans son journal, est Jacques Kosciusko (grand-père de Nathalie Kosciusko-Morizet), directeur de son cabinet civil de 1947 à 1954.
La commission d’enquête met fin à ses travaux en juillet 1950. L’affaire des généraux finira par tomber dans l’oubli*. Mais Vincent Auriol n’oublie pas le rôle joué par Edmond Michelet.

4 juillet 1950
Après la chute du gouvernement Bidault, un cabinet Queuille tente de se constituer mais échoue. Vincent Auriol réfléchit sur les causes de l’instabilité ministérielle et en voit une dans l’appétit pour les ministères qui s’éveille chez tout un chacun et la rivalité qui en résulte entre les prétendants à un maroquin.

« Autrefois les gouvernements étaient renversés sous le coup des ambitions, des intrigues, mais pourtant n’était pas ministre qui le voulait, il y avait toute une catégorie de personnages consulaires ; maintenant, depuis qu’on nomme n’importe qui sorti du rang, tout le monde dit : pourquoi lui, pourquoi pas moi ? On a vu tout à coup Michelet nommé ministre de la Guerre par de Gaulle alors on a dit : comment ce courtier d’épicerie, mais pourquoi pas moi qui suis agrégé ou colonel, etc. de sorte qu’on est arrivé à une espèce d’égalisation, il n’y a pas eu de hiérarchie ; tant que cette hiérarchie [n’existera plus] et qu’il n’y aura pas des hommes ayant une autorité incontestée sur les autres, il y aura toujours ce petit jeu de rivalités et les investitures ne prouveront rien, les questions de confiance sur la composition des cabinets seront catastrophiques, car il faut connaître la psychologie du cœur humain, il ne peut y avoir dans ces conditions de stabilité. »

Et, lors d’un échange, avec Edouard Herriot, alors que les consultations recommencent pour trouver un successeur à Queuille :

« E. H. : Il paraît qu’André Marie ne décolère pas contre Queuille.
V. A. : Pourquoi ?
E. H. : Parce que Queuille ne l’a pas appelé.
V. A. : Je croyais qu’il l’avait appelé. Queuille m’a dit qu’il avait appelé Daladier, qui avait refusé, et qu’il avait appelé André Marie.
E. H. : En tout cas, il y a une chose certaine, c’est qu’il n’y est pas et il est furieux.
V. A. : Oh ! C’est trop tôt. Et puis, il y a une chose, quand on dit qu’il faut aller devant la Chambre avec l’équipe, eh bien, nous venons de voir à trois reprises l’homme et son ministère, foutus par terre ; autrefois sous la IIIe, on n’avait pas de ministre avant au moins deux législatures, on était d’abord président de commission. Depuis le jour où de Gaulle a appelé Michelet, courtier en épicerie, pour être ministre de la Guerre, les autres se disent, pourquoi pas moi. En vérité, il n’y a plus maintenant ce qu’on appelait le corps des personnages consulaires ; on s’inclinait. »

Vincent Auriol n’a manifestement pas "digéré" le comportement de Michelet à la tête de la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire des généraux. Il pointe cependant une réalité : deviennent ministres des personnes n’ayant aucune compétence dans le domaine d’action de leur ministère, ni même dans l’exercice d’une quelconque action gouvernementale. Que dirait Auriol devant le spectacle des gouvernements de notre temps !

* Pour plus de détails sur "l'affaire des généraux", se reporter à l'ouvrage de Georgette Elgey : La République des illusions, 1945-1951, Fayard, 1965, p. 467 à 496

Annexe : article paru le 11 mars 1950 dans La Parole Républicaine, hebdomadaire du parti socialiste SFIO en Vendée. Il précise le rôle d'Edmond Michelet à la tête de la commission d'enquête sur l'affaire des généraux. En tant que président de cette commission, il a autorisé la diffusion d'une liste - dite Liste Tripier - de personnes qui auraient été l'objet de versements ou d'invitations de la part de M. Hoang Van Co. Cette liste s'est révélée fantaisiste; elle a cependant mis en cause l'honorabilité de nombreuses personnes et a été exploitée par le parti communiste qui a lancé une campagne extrêmement violente contre les "chèquards".