mercredi 11 septembre 2013

Homélie du cardinal Barbarin,
le 30 août 2013 à la Primatiale Saint Jean de Lyon,
lors de la messe de funérailles
du commandant Hélie de Saint-Marc


L'homélie prononcée par le cardinal Barbarin à la Primatiale Saint-Jean de Lyon le 30 août 2013 lors de la messe de funérailles du commandant Hélie Denoix de Saint-Marc est d'une grande hauteur spirituelle. 
Justice de Dieu et justice des hommes est l'un des thèmes abordés. 
En l'écoutant, ou en la lisant, on ne peut s'empêcher de penser à Edmond Michelet, ministre de la Justice lors du procès d'Hélie de Saint-Marc le 5 juin 1961 devant le Haut Tribunal Militaire, qui a demandé au procureur général Reliquet de requérir vingt ans de détention criminelle à l'encontre de l'ancien déporté de Buchenwald.


Madame, chers frères et sœurs, vous avez entendu la dernière phrase de l’Evangile : « Je l’ai glorifié, je le glorifierai encore ». Il ne s’agit pas encore d’Hélie de Saint-Marc. C’est une voix réconfortante, qui vient du ciel et qui répond à une demande angoissée, bouleversée de Jésus : « Père, glorifie ton nom. Maintenant je suis bouleversé. Que puis-je dire ? » Lui aussi n’a pas caché son angoisse dans les difficultés de la vie et devant les souffrances. On l’entend crier au moment de sa Passion : « Mon Père, mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Nous sommes ici à la fin du chapitre 12 de l’Evangile de Saint Jean et les lignes qui suivent sont justement celles de l’heure des Ténèbres - l’entrée dans le récit de sa Passion.

Frères et sœurs, ce texte, l’Evangile, ces lectures ont été choisies par Madame de Saint-Marc et ses filles. On pourrait leur demander pourquoi et, en priant j’y ai réfléchi aussi, et je me suis dit qu’elles voulaient sans doute nous montrer la lumière qu’elles voient dans la vie de celui qui vous rassemble dans cette primatiale cet après-midi. Texte fort et vigoureux de Saint Paul qui est aussi un regard général sur les souffrances du temps présent et même sur l’ensemble de la création. Nous le savons bien, la création toute entière crie sa souffrance. On a l’impression qu’il veut crier plus fort encore son espérance : « Il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la Gloire que Dieu va bientôt révéler en nous. ».

Mais pour dire la vérité, après avoir lu Les Champs de braise, j’attendais que vous choisissiez l’Evangile du centurion. Il y a des passages où ce vrai soldat, dans Les Champs de braise, parle exactement comme le centurion de l’Evangile ; c’est surprenant. Il écrit ainsi, en parlant de l’Indochine : « Lors d’un assaut, le pouvoir d’un commandant de compagnie est impressionnant. La vie d’une centaine d’hommes dépendait de mon jugement. Je disais : Va et le légionnaire allait, sans un murmure, sans un mouvement de recul ». On a vraiment l’impression d’entendre la voix du centurion devant Jésus.

Et bien non ! Vous avez choisi de nous offrir une perspective plus haute. Avec ces textes, vous nous avez emmenés, si l’on peut dire, à l’un des sommets de l’Evangile, qui surplombe toute la vie de Jésus. Et avec ce passage  de l’Epitre aux Romains, au moment où Paul regarde non pas seulement sa vie ou les communautés qu’il conduisait, mais la création toute entière, quelle hauteur de vue ! Quand il en dit la souffrance et quand pour elle il crie son espérance : « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? J’en ai la certitude : ni la mort, ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l’avenir, ni les astres, aucune créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Lui ». Ah ! C’est avec cette lumière que nous regardons, grâce à vous, aujourd’hui, la vie d’Hélie de Saint-Marc. Et si donc nous sommes en compagnie de Jésus, Jésus bouleversé, qui perd ses mots, même, vous l’avez entendu : « Je suis bouleversé, que puis-je dire, dirai-je : Père, délivre-moi de cette heure ?  Mais non, ce serait exactement le contraire de tout ce que j’ai fait tout au long de ma vie ». Il ne veut pas être mis en contradiction avec toute la logique de la lumière de sa vie. Et pourtant, il ne cache pas qu’il est perdu. Et sa demande est belle. Difficile pour nous, il faut le reconnaître. Et son cri, à ce moment-là, c’est : « Père, glorifie ton fils ! » Vous y entendez la première demande du Notre Père : « Que ton nom soit sanctifié ». Quand je dis que c’est une demande haute, je sais ce que je dis parce que, dans le Notre Père, c’est justement la demande à laquelle on accroche le moins. Pour le pain, pour la tentation, pour les péchés, pour la volonté de Dieu  et le règne et le présent, ce sont des choses concrètes. Sanctifier, glorifier le nom de Dieu, ça nous dépasse ; mais pas Jésus, bien sûr ! Et c’est à ce rendez-vous que vous avez voulu nous conduire.

Hélie de Saint-Marc disait : « Moi, je vois plus le mal que la présence de Dieu ». Avouant ici discrètement que sa foi était difficile. Dans sa conversation avec un moine, ce dernier le réconforte en lui disant : « Mais, ne vous en faîtes-pas, vous savez, la foi, c’est une grâce. Certains l’ont simple et lumineuse mais, pour d’autres, c’est un chemin difficile. Tenez, moi par exemple, dit ce moine, dans une heure de ma vie, j’ai une minute de foi et cinquante-neuf minutes de doute, ou de ténèbres, ou de difficultés, ou de nuages. Eh ! Dans cette minute, quelle fulgurance ! Quelle lumière ! Mais c’est cela qui me suffit pour avancer ».
Et donc la question qui est posée, non pas seulement avec la vie d’Hélie de Saint-Marc, mais à la nôtre, bien sûr, à travers cet Evangile, c’est : Est-ce que ma vie, en fait, elle glorifie le nom de Dieu ? Est-ce qu’elle correspond à la première demande du Notre Père ? Avec ce que je suis, ce que je fais ou ce que je dis, est-ce que je sanctifie le nom de Dieu ? C’est peut-être la seule question qui compte. Oui, il est difficile de répondre, en tout cas impossible pour nous, bien sûr. Et c’est pourquoi la réponse vient d’en-haut. C’est une réponse qui vient du ciel. Une voix se fait entendre parce que tu ne sais pas répondre à cette question, bien sûr. Et c’est une voix qui te réconforte et qui te dit : Et oui, je l’ai glorifié –sous-entendu, je l’ai glorifié mon nom dans ta vie. Et là, toute sa vie s’illumine. Et je le glorifierai encore, merci Seigneur pour ce futur, nous ne sommes pas là que pour regarder un passé. Et nous savons qu’il y a aussi tout l’enjeu d’un futur de la gloire de Dieu.

Et voilà que toute la vie d’Hélie de Saint-Marc, beaucoup mieux évoquée par d’autres que par moi, nous l’avons souvent entendue ces jours derniers, nous l’entendrons encore au sortir de la cathédrale.
Voilà le nom d’un itinéraire et des personnes qui se bousculent dans nos mémoires : Et Bordeaux et la Dordogne, Et Buchenwald et Langenstein, l’Indochine et le village de Talung qui est vraiment une marque au fer rouge, un nom brûlant qui le blessera toute sa vie, et Coëtquidan et Perpignan, et Zéralda et Alger, Ah ! Le lieu de la fracture et de la rupture. Et La Santé, Clairvaux et Tulle évoqués par ses filles. Puis un Noël avec la famille retrouvée, près de Nantes. Et Lyon, pendant cinq décennies. Quelle joie, quel honneur pour notre ville ! Avec, en retrait, La Garde Adhémar qui est un lieu d’affection familiale, d’amitié, de repos. Et, justement, c’est le lieu où ce 26 août il est entré dans le repos éternel.
Des noms, il y en a beaucoup aussi. Ils seront dits, j’espère. Moi, je n’en ai retenu qu’un parce que j’avais l’impression que c’était celui qui revenait le plus souvent : l’adjudant Bonnin, en Indochine. J’avais l’impression que c’est celui qu’il écrivait ou qu’il prononçait avec la plus grande émotion.
Et voilà qu’un enfant, Hélie de Saint-Marc, se tourne vers son père et il lui dit : « Père, est-ce que ton nom a été sanctifié ? Est-ce que ton nom a été glorifié, dans ces lieux, par ces personnes et par ces moments de ma vie ? » Et voilà donc notre réconfort, dans cet Evangile que vous avez choisi. Oui, Oui, je l’ai glorifié tout au long de ta vie et cet exemple servira encore à glorifier Dieu ; je le glorifierai encore. Il y a beaucoup de choses à voir, à entendre, à tirer comme exemples stimulants de ta vie, pour les autres.

Et voilà que ce ne sont pas seulement des noms, mais ce sont aussi des mots profonds, parce qu’il n’y a pas que sa vie, il y a aussi la nôtre. Et les mots les plus profonds qu’il a eus, qui sont les piliers mêmes de son existence viennent dans la nôtre ! Et, en pensant à lui, bien sûr, chacun de nous regarde son existence, avec inquiétude, avec  beaucoup de questions, en tout cas avec humilité. Forcément, ils sont dans vos esprits.
J’ai essayé de les écrire comme ils venaient aussi pour moi. L’honneur et la fidélité – c’est la devise de la Légion. L’engagement et le courage.  Quel courage ? Il le met au pluriel, alors les courages, surtout celui d’être fidèle aux rêves de sa jeunesse, quand, à la fin de sa vie, il écrit cette lettre pour le futur à un jeune homme de vingt ans, lettre que vous avez dans vos livrets parce que c’est certainement son texte le plus fort et puis le plus rempli d’espérance et utile pour nous. Et la justice et la loi : justice des hommes, justice de Dieu. Avec cette grande question : comment juger ceux qui nous ont jugés ? Et la dignité, et la liberté, et la guerre, avec sa colère contre la guerre : la guerre est un mal absurde, est un mal absolu, je n’ai jamais rien vu d’aussi cruel et terrible que ce que j’ai vécu en Indochine dans les années 50 et 53. Et la paix surtout, un serviteur de paix, un artisan de paix, un disciple du Prince de la Paix. Et le service.
J’ai gardé pour la fin le mot qui me touche le plus : la res-pon-sa-bi-li-té. En fait, cet homme, il assume tout. Tout ce qu’il a fait, lui-même. Il est assez grand pour en rendre raison et en rendre compte devant tout le monde. Il dit qu’il a toujours agi comme il pensait devoir le faire. Il comprend très bien, dans la finesse, la douceur de son intelligence et son respect de toutes les autres personnes : Je comprends très bien que d’autres aient agi autrement. Ils ont aussi leurs raisons et leurs manières de voir les choses. Jamais il n’a rejeté la responsabilité sur une autorité supérieure avec laquelle il n’aurait pas été d’accord. Il a fait ce qu’il avait à faire quand c’était son rendez-vous avec l’Histoire, en jugeant avec sa conscience. Voilà aujourd’hui ce que je dois faire, je l’assume. Jamais, encore plus bien sûr, il n’a reporté la responsabilité sur ses subordonnés : ils ne sont coupables de rien ; ils m’ont obéi ; toute la responsabilité repose sur moi. Je sais ce que j’ai fait. Et arrivant au moment de son jugement, il dit : « Je connais la gravité de mes actes. J’avais à choisir entre le crime de l’illégalité – qui est terrible – et le crime de l’inhumanité. Vous comprenez le choix que j’ai fait. » Tout était dit. Il avait à répondre de sa vie devant la justice des hommes, et aussi, en partie, de la vie de ses amis et de ses proches.

Mais aujourd’hui, notre réconfort c’est que sa responsabilité est mise en jeu aussi – et responsabilité ça vient du verbe répondre – et aujourd’hui il répond de sa vie devant Dieu. Comme nous aurons tous à le faire un jour quand sonnera l’heure de Dieu dans notre vie. Quand le Seigneur revient, comme on le dit dans le Credo, il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts. Ah ! Dieu n’est pas un juge de la même espèce. Il est plus un père qu’un juge. Il est un juge et un père. Il est les deux à la fois bien qu’on voit mal comment cela se marie, parfois. Il voit, il sait, il comprend, il connaît, il juge en toute justice, en toute miséricorde, en toute vérité le cœur de ses enfants. Dieu, Dieu, mon père. Devant Dieu il suffit de se présenter avec droiture, avec notre misère reconnue ou nos péchés confessés et tout l’élan, l’enthousiasme qui habitent nos cœurs et nos vies.
Frères et sœurs, tous ces mots de son existence qui sont les mots de la seconde guerre mondiale, de l’Indochine, de la guerre d’Algérie, ce sont des mots qui traversent les siècles et les aléas de l’Histoire, vous le savez bien. La Résistance n’est pas seulement un fait du passé. Aujourd’hui aussi, il y a une résistance à vivre et l’objection de conscience. Et les sentinelles dont il parle tant, ils ne sont pas si loin de nos veilleurs.
Dans son cœur, il y avait du silence, de l’amour, beaucoup de points d’interrogation, du respect et, peut-être, surtout de la confiance. Celle qui habite vos cœurs aujourd’hui, j’espère. Il est aidé par une phrase de Guitton qui dit : « En fait, quand on ne comprend plus rien de cette vie et de l’agissement des hommes et du nôtre, il faut choisir. Il faut choisir entre l’absurde et le mystère ». Moi, j’ai choisi le second mot, et c’est cela qui m’ouvre le chemin de l’espérance. Quelle force, frères et sœurs ! Puisez dans cette existence si chahutée et si droite, si douloureuse et si lumineuse à la fois ! Ne doutez-pas qu’il est vivant aujourd’hui !

Tout à l’heure, dans la préface de cette messe des défunts, je chanterai avec une très grande joie : Avec la mort, la vie n’est pas détruite, elle est transformée. Dans une lumière inconnue de nous, il reste présent à vos vies, vous les membres de sa famille, vous ses amis mais vous aussi son pays qu’il a tant aimé, vous aussi le monde, aux dimensions infinies, qu’il a toujours voulu servir et respecter. Il continuera, comme l’ont dit ses filles au début de la messe, d’être attentif, d’être actif, comme l’était Sainte Thérèse qui promettait, quelques minutes avant sa mort, de passer son ciel à faire du bien sur la terre.

J’ai commencé, frères et sœurs, par la dernière phrase que nous venons d’entendre dans l’Evangile et je terminerai par la première phrase de l’Epitre que vous avez choisie. Elle est si belle et elle nous dit la condition, justement, par laquelle notre vie pourra aussi être un rayon de lumière et amener les autres à l’action de grâce qui habite nos cœurs aujourd’hui : « Frères, tous ceux qui se laissent conduire par l’esprit de Dieu, ceux-là sont vraiment fils de Dieu ».