Homélie du cardinal Barbarin,
le 30 août 2013 à la Primatiale Saint Jean de Lyon,
lors de la messe de funérailles
du commandant Hélie de Saint-Marc
L'homélie prononcée par le cardinal Barbarin à la Primatiale Saint-Jean de Lyon le 30 août 2013 lors de la messe de funérailles du commandant Hélie Denoix de Saint-Marc est d'une grande hauteur spirituelle.
Justice de Dieu et justice des hommes est l'un des thèmes abordés.
En l'écoutant, ou en la lisant, on ne peut s'empêcher de penser à Edmond Michelet, ministre de la Justice lors du procès d'Hélie de Saint-Marc le 5 juin 1961 devant le Haut Tribunal Militaire, qui a demandé au procureur général Reliquet de requérir vingt ans de détention criminelle à l'encontre de l'ancien déporté de Buchenwald.
Madame,
chers frères et sœurs, vous avez entendu la dernière phrase de
l’Evangile : « Je l’ai glorifié, je le glorifierai
encore ». Il ne s’agit pas encore d’Hélie de Saint-Marc. C’est une voix
réconfortante, qui vient du ciel et qui répond à une demande angoissée,
bouleversée de Jésus : « Père, glorifie ton nom. Maintenant je suis
bouleversé. Que puis-je dire ? » Lui aussi n’a pas caché son angoisse
dans les difficultés de la vie et devant les souffrances. On l’entend crier au
moment de sa Passion : « Mon Père, mon Père, pourquoi m’as-tu
abandonné ? » Nous sommes ici à la fin du chapitre 12 de l’Evangile
de Saint Jean et les lignes qui suivent sont justement celles de l’heure des
Ténèbres - l’entrée dans le récit de sa Passion.
Frères
et sœurs, ce texte, l’Evangile, ces lectures ont été choisies par Madame de
Saint-Marc et ses filles. On pourrait leur demander pourquoi et, en priant j’y
ai réfléchi aussi, et je me suis dit qu’elles voulaient sans doute nous montrer
la lumière qu’elles voient dans la vie de celui qui vous rassemble dans cette
primatiale cet après-midi. Texte fort et vigoureux de Saint Paul qui est aussi
un regard général sur les souffrances du temps présent et même sur l’ensemble
de la création. Nous le savons bien, la création toute entière crie sa
souffrance. On a l’impression qu’il veut crier plus fort encore son
espérance : « Il n’y a pas de commune mesure entre les
souffrances du temps présent et la Gloire que Dieu va bientôt révéler en
nous. ».
Mais
pour dire la vérité, après avoir lu Les
Champs de braise, j’attendais que vous choisissiez l’Evangile du centurion.
Il y a des passages où ce vrai soldat, dans Les
Champs de braise, parle exactement comme le centurion de l’Evangile ;
c’est surprenant. Il écrit ainsi, en parlant de
l’Indochine : « Lors d’un assaut, le pouvoir d’un commandant de
compagnie est impressionnant. La vie d’une centaine d’hommes dépendait de mon
jugement. Je disais : Va et le légionnaire allait, sans un murmure, sans
un mouvement de recul ». On a vraiment l’impression d’entendre la voix du
centurion devant Jésus.
Et
bien non ! Vous avez choisi de nous offrir une perspective plus haute.
Avec ces textes, vous nous avez emmenés, si l’on peut dire, à l’un des sommets
de l’Evangile, qui surplombe toute la vie de Jésus. Et avec ce passage de l’Epitre aux Romains, au moment où Paul
regarde non pas seulement sa vie ou les communautés qu’il conduisait, mais la
création toute entière, quelle hauteur de vue ! Quand il en dit la
souffrance et quand pour elle il crie son espérance : « Qui
pourra nous séparer de l’amour du Christ ? J’en ai la certitude : ni
la mort, ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni
l’avenir, ni les astres, aucune créature, rien ne pourra nous séparer de
l’amour de Dieu qui est en Lui ». Ah ! C’est avec cette lumière que
nous regardons, grâce à vous, aujourd’hui, la vie d’Hélie de Saint-Marc. Et si
donc nous sommes en compagnie de Jésus, Jésus bouleversé, qui perd ses mots,
même, vous l’avez entendu : « Je suis bouleversé, que puis-je dire,
dirai-je : Père, délivre-moi de cette heure ? Mais non, ce
serait exactement le contraire de tout ce que j’ai fait tout au long de ma vie ».
Il ne veut pas être mis en contradiction avec toute la logique de la lumière de
sa vie. Et pourtant, il ne cache pas qu’il est perdu. Et sa demande est belle.
Difficile pour nous, il faut le reconnaître. Et son cri, à ce moment-là,
c’est : « Père, glorifie ton fils ! » Vous y entendez
la première demande du Notre Père : « Que ton nom soit
sanctifié ». Quand je dis que c’est une demande haute, je sais ce que je
dis parce que, dans le Notre Père, c’est justement la demande à laquelle on
accroche le moins. Pour le pain, pour la tentation, pour les péchés, pour la
volonté de Dieu et le règne et le
présent, ce sont des choses concrètes. Sanctifier, glorifier le nom de Dieu, ça
nous dépasse ; mais pas Jésus, bien sûr ! Et c’est à ce rendez-vous
que vous avez voulu nous conduire.
Hélie
de Saint-Marc disait : « Moi, je vois plus le mal que la
présence de Dieu ». Avouant ici discrètement que sa foi était difficile.
Dans sa conversation avec un moine, ce dernier le réconforte en lui
disant : « Mais, ne vous en faîtes-pas, vous savez, la foi,
c’est une grâce. Certains l’ont simple et lumineuse mais, pour d’autres, c’est
un chemin difficile. Tenez, moi par exemple, dit ce moine, dans une heure
de ma vie, j’ai une minute de foi et cinquante-neuf minutes de doute, ou de
ténèbres, ou de difficultés, ou de nuages. Eh ! Dans cette minute, quelle
fulgurance ! Quelle lumière ! Mais c’est cela qui me suffit pour
avancer ».
Et
donc la question qui est posée, non pas seulement avec la vie d’Hélie de
Saint-Marc, mais à la nôtre, bien sûr, à travers cet Evangile, c’est :
Est-ce que ma vie, en fait, elle glorifie le nom de Dieu ? Est-ce qu’elle
correspond à la première demande du Notre Père ? Avec ce que je suis, ce
que je fais ou ce que je dis, est-ce que je sanctifie le nom de Dieu ?
C’est peut-être la seule question qui compte. Oui, il est difficile de
répondre, en tout cas impossible pour nous, bien sûr. Et c’est pourquoi la
réponse vient d’en-haut. C’est une réponse qui vient du ciel. Une voix se fait
entendre parce que tu ne sais pas répondre à cette question, bien sûr. Et c’est
une voix qui te réconforte et qui te dit : Et oui, je l’ai glorifié
–sous-entendu, je l’ai glorifié mon nom dans ta vie. Et là, toute sa vie
s’illumine. Et je le glorifierai encore, merci Seigneur pour ce futur, nous ne
sommes pas là que pour regarder un passé. Et nous savons qu’il y a aussi tout
l’enjeu d’un futur de la gloire de Dieu.
Et
voilà que toute la vie d’Hélie de Saint-Marc, beaucoup mieux évoquée par
d’autres que par moi, nous l’avons souvent entendue ces jours derniers, nous
l’entendrons encore au sortir de la cathédrale.
Voilà
le nom d’un itinéraire et des personnes qui se bousculent dans nos
mémoires : Et Bordeaux et la Dordogne, Et Buchenwald et Langenstein,
l’Indochine et le village de Talung qui est vraiment une marque au fer rouge, un
nom brûlant qui le blessera toute sa vie, et Coëtquidan et Perpignan, et
Zéralda et Alger, Ah ! Le lieu de la fracture et de la rupture. Et La
Santé, Clairvaux et Tulle évoqués par ses filles. Puis un Noël avec la famille
retrouvée, près de Nantes. Et Lyon, pendant cinq décennies. Quelle joie, quel
honneur pour notre ville ! Avec, en retrait, La Garde Adhémar qui est un
lieu d’affection familiale, d’amitié, de repos. Et, justement, c’est le lieu où
ce 26 août il est entré dans le repos éternel.
Des
noms, il y en a beaucoup aussi. Ils seront dits, j’espère. Moi, je n’en ai
retenu qu’un parce que j’avais l’impression que c’était celui qui revenait le
plus souvent : l’adjudant Bonnin, en Indochine. J’avais l’impression que
c’est celui qu’il écrivait ou qu’il prononçait avec la plus grande émotion.
Et
voilà qu’un enfant, Hélie de Saint-Marc, se tourne vers son père et il lui dit : « Père,
est-ce que ton nom a été sanctifié ? Est-ce que ton nom a été glorifié,
dans ces lieux, par ces personnes et par ces moments de ma vie ? » Et
voilà donc notre réconfort, dans cet Evangile que vous avez choisi. Oui, Oui,
je l’ai glorifié tout au long de ta vie et cet exemple servira encore à
glorifier Dieu ; je le glorifierai encore. Il y a beaucoup de choses à
voir, à entendre, à tirer comme exemples stimulants de ta vie, pour les autres.
Et
voilà que ce ne sont pas seulement des noms, mais ce sont aussi des mots
profonds, parce qu’il n’y a pas que sa vie, il y a aussi la nôtre. Et les mots
les plus profonds qu’il a eus, qui sont les piliers mêmes de son existence
viennent dans la nôtre ! Et, en pensant à lui, bien sûr, chacun de nous
regarde son existence, avec inquiétude, avec
beaucoup de questions, en tout cas avec humilité. Forcément, ils sont
dans vos esprits.
J’ai
essayé de les écrire comme ils venaient aussi pour moi. L’honneur et la
fidélité – c’est la devise de la Légion. L’engagement et le courage. Quel courage ? Il le met au pluriel, alors
les courages, surtout celui d’être fidèle aux rêves de sa jeunesse, quand, à la
fin de sa vie, il écrit cette lettre pour le futur à un jeune homme de vingt
ans, lettre que vous avez dans vos livrets parce que c’est certainement son
texte le plus fort et puis le plus rempli d’espérance et utile pour nous. Et la
justice et la loi : justice des hommes, justice de Dieu. Avec cette grande
question : comment juger ceux qui nous ont jugés ? Et la dignité, et
la liberté, et la guerre, avec sa colère contre la guerre : la guerre est
un mal absurde, est un mal absolu, je n’ai jamais rien vu d’aussi cruel et
terrible que ce que j’ai vécu en Indochine dans les années 50 et 53. Et la paix
surtout, un serviteur de paix, un artisan de paix, un disciple du Prince de la
Paix. Et le service.
J’ai
gardé pour la fin le mot qui me touche le plus : la res-pon-sa-bi-li-té.
En fait, cet homme, il assume tout. Tout ce qu’il a fait, lui-même. Il est
assez grand pour en rendre raison et en rendre compte devant tout le monde. Il
dit qu’il a toujours agi comme il pensait devoir le faire. Il comprend très
bien, dans la finesse, la douceur de son intelligence et son respect de toutes
les autres personnes : Je comprends très bien que d’autres aient agi
autrement. Ils ont aussi leurs raisons et leurs manières de voir les choses.
Jamais il n’a rejeté la responsabilité sur une autorité supérieure avec
laquelle il n’aurait pas été d’accord. Il a fait ce qu’il avait à faire quand
c’était son rendez-vous avec l’Histoire, en jugeant avec sa conscience. Voilà
aujourd’hui ce que je dois faire, je l’assume. Jamais, encore plus bien sûr, il
n’a reporté la responsabilité sur ses subordonnés : ils ne sont coupables
de rien ; ils m’ont obéi ; toute la responsabilité repose sur moi. Je
sais ce que j’ai fait. Et arrivant au moment de son jugement, il dit :
« Je connais la gravité de mes actes. J’avais à choisir entre le crime de
l’illégalité – qui est terrible – et le crime de l’inhumanité. Vous comprenez
le choix que j’ai fait. » Tout était dit. Il avait à répondre de sa vie
devant la justice des hommes, et aussi, en partie, de la vie de ses amis et de
ses proches.
Mais
aujourd’hui, notre réconfort c’est que sa responsabilité est mise en jeu aussi
– et responsabilité ça vient du verbe répondre – et aujourd’hui il répond de sa
vie devant Dieu. Comme nous aurons tous à le faire un jour quand sonnera
l’heure de Dieu dans notre vie. Quand le Seigneur revient, comme on le dit dans
le Credo, il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts.
Ah ! Dieu n’est pas un juge de la même espèce. Il est plus un père qu’un
juge. Il est un juge et un père. Il est les deux à la fois bien qu’on voit mal
comment cela se marie, parfois. Il voit, il sait, il comprend, il connaît, il
juge en toute justice, en toute miséricorde, en toute vérité le cœur de ses
enfants. Dieu, Dieu, mon père. Devant Dieu il suffit de se présenter avec droiture,
avec notre misère reconnue ou nos péchés confessés et tout l’élan,
l’enthousiasme qui habitent nos cœurs et nos vies.
Frères
et sœurs, tous ces mots de son existence qui sont les mots de la seconde guerre
mondiale, de l’Indochine, de la guerre d’Algérie, ce sont des mots qui
traversent les siècles et les aléas de l’Histoire, vous le savez bien. La
Résistance n’est pas seulement un fait du passé. Aujourd’hui aussi, il y a une
résistance à vivre et l’objection de conscience. Et les sentinelles dont
il parle tant, ils ne sont pas si loin de nos veilleurs.
Dans
son cœur, il y avait du silence, de l’amour, beaucoup de points
d’interrogation, du respect et, peut-être, surtout de la confiance. Celle qui
habite vos cœurs aujourd’hui, j’espère. Il est aidé par une phrase de Guitton
qui dit : « En fait, quand on ne comprend plus rien de cette vie
et de l’agissement des hommes et du nôtre, il faut choisir. Il faut choisir
entre l’absurde et le mystère ». Moi, j’ai choisi le second mot, et c’est
cela qui m’ouvre le chemin de l’espérance. Quelle force, frères et sœurs !
Puisez dans cette existence si chahutée et si droite, si douloureuse et si
lumineuse à la fois ! Ne doutez-pas qu’il est vivant aujourd’hui !
Tout
à l’heure, dans la préface de cette messe des défunts, je chanterai avec une très
grande joie : Avec la mort, la vie n’est pas détruite, elle est
transformée. Dans une lumière inconnue de nous, il reste présent à vos vies,
vous les membres de sa famille, vous ses amis mais vous aussi son pays qu’il a
tant aimé, vous aussi le monde, aux dimensions infinies, qu’il a toujours voulu
servir et respecter. Il continuera, comme l’ont dit ses filles au début de la
messe, d’être attentif, d’être actif, comme l’était Sainte Thérèse qui
promettait, quelques minutes avant sa mort, de passer son ciel à faire du bien
sur la terre.
J’ai
commencé, frères et sœurs, par la dernière phrase que nous venons d’entendre
dans l’Evangile et je terminerai par la première phrase de l’Epitre que vous
avez choisie. Elle est si belle et elle nous dit la condition, justement, par
laquelle notre vie pourra aussi être un rayon de lumière et amener les autres à
l’action de grâce qui habite nos cœurs aujourd’hui : « Frères,
tous ceux qui se laissent conduire par l’esprit de Dieu, ceux-là sont vraiment
fils de Dieu ».